Le débrancheur, épisode 2 : Une débranchée, hôpital C.

Une débranchée, hôpital C.

J’ouvre les yeux. Je suis vivante, enfin, c’est ce que je pense, moi. Un inconnu est entré dans ma chambre d’hôpital pendant la nuit, et il a arraché tout ce qui me retenait à des machines. L’infirmière de nuit m’a découverte. Elle a vérifié ce qui avait été d ébranché, elle a pris des photos et elle a appelé quelqu’un au téléphone. Ensuite, elle m’a parlé :
— Alors comme ça, tu es la nouvelle victime du débrancheur.
Je n’ai pas répondu parce que si je l’entends et la comprends, je suis incapable parler, je suis dans une sorte de coma incomplet. Je vois, j’entends, mais je ne parviens pas à établir une relation avec les personnes autour de moi. Impossible même de faire un signe, mon corps ne me répond pas. En fait, je vois bien à ses réactions que je dois avoir l’air morte, je suis la seule à me savoir vivante. Je voudrais tellement lui décrire l’inconnu qui est venu cette nuit. Un fou, il a dit : Alors, la petite, on va crever, hein, je vais te délivrer et tu vas partir là-haut, tu y seras plus tranquille.
J’ai essayé de lui dire que je n’étais pas morte, que j’étais dans un entre deux mondes, entre la terre et le ciel, mais je n’ai pas pu. C’est terrible d’entendre, de voir et de ne pas pouvoir dire que j’entends et que je vois.
Ma mère vient me visiter souvent, elle me lit un roman policier. Je ne comprends rien à l’histoire, je ne suis pas assez vivante pour profiter de la lecture. J’ai envie de pleurer, mais ça non plus, ça ne vient pas sur commande. Je ne suis plus aux commandes de mon corps. C’est très dur d’être ainsi. Je fatigue vite, je ne peux pas vraiment réfléchir. Ma pauvre Maman, je la plains, elle a l’air de souffrir de me voir ainsi. Elle reste de moins en moins longtemps. Hier, il me semble qu’elle m’a dit quelque chose de spécial, mais je ne me souviens plus ce que c’était, j’ai perdu la mémoire, mais pourtant, je reconnais les personnes qui viennent me voir, le médecin, les infirmières, les aides-soignants, tous ceux qui se relaient à mon chevet pour qu’un jour ,je sorte de mon état végétatif, comme ils disent. Je suis comme une plante. L’infirmière du matin est partie, elle ne m’a pas rebranchée.
Plus tard, le médecin est venu et l’infirmière du matin lui a demandé :
— Faut-il la rebrancher?
— Où en est son état ?
— Il est stationnaire.
— Depuis combien de temps l’a-t-on ici ?
 — Quatre mois qu’elle est arrivée après son accident de la circulation, elle a été renversée par une moto sur un boulevard parisien.
— Il faudra que je rencontre la famille, on ne va pas la maintenir en vie cent sept ans, il faudra prendre une décision. Vous m’organiserez la réunion, OK ?
Il veut me tuer, il faut que je me révolte, que j’arrive à dire que je ne suis pas morte, je n’ai pas envie d’être enterrée vivante. Ça a toujours été ma terreur, ce truc. Il me regarde et il dit en souriant :
— Alors beauté, on joue à la belle au bois dormant ? On va t’envoyer le prince charmant et peut-être que la rencontre te fera sortir de ton néant.
Un prince charmant, voilà une excellente idée, c’est déjà mieux que la mort. J’aimerais tant me réveiller et reprendre le cours de ma vie, même si je suis incapable de me souvenir de ce que je faisais. Je ne me souviens que du choc terrible avec la moto, après j’ai perdu conscience pour de bon, un vrai coma celui-là et ensuite, je suis entrée dans cette zone entre la vie et la mort, zone où je suis toujours. Le médecin,  avant de sortir de ma chambre reprend la parole en me fixant :
— Bon, allez, elle est trop jolie pour qu’on ne lui donne pas encore sa chance, rebranchez-la. Hein, la petite, que tu veux vivre ? 
J’essaie désespérément de déclencher un battement de paupières, mais non, rien ne sort. Ma pensée est devenue indépendante de mon enveloppe corporelle. Oui, je veux vivre mais je ne peux pas le lui dire. Qu’est-ce que c’est d’avoir un corps qui ne me répond plus? À quoi il me sert? Je suis un pur esprit?  Enfin, merci, bon docteur de me maintenir mes tubes et mes tuyaux. Peut-être qu’un jour j’arriverai à te dire merci avec ma voix, avec mon corps. Il revient vers moi, il caresse mes cheveux et il remarque :
— Elle a les cheveux sales, Véronique, tu ne pourrais pas les lui laver ?
— Si vous croyez que j’ai le temps de faire ce genre de choses ! C’est à sa famille de s’en occuper. Sa mère est là tous les jours, elle a qu’à lui laver la tête.
— Il faudrait être deux car elle pourrait tomber.
— Ben au point où elle en est, ça ferait pas une grande différence.
— Vous ne l’aimez pas, hein?
— Non, elle encombre ici. Si on la virait chez les morts, elle libérerait un lit pour les malades qui arrivent des urgences.
— Elle est arrivée des urgences, elle aussi, et je ne sais pas pourquoi, je la sens cette petite, il me semble qu’elle va se réveiller, un jour comme ça.
— Vous croyez au Père Noël, doc’ !
— Et pourquoi pas ? Je crois aux miracles et je crois surtout aux soins. Bon, vous savez si sa mère passe aujourd’hui ?
— Elle vient chaque jour vers seize heures, elle ne reste pas longtemps, elle lui lit un bout d’histoire, un roman policier. Franchement elle perd son temps, je le luis ai dit mais elle a répondu que c’était le conseil qu’elle avait lu, qu’il fallait parler aux malades dans le coma, pour les stimuler et pour qu’un jour ils se réveillent.
Je perds le fil de ce qu’il disent, je me sens tellement épuisée, sans forces, je retourne dans mon no man’s land, dans mon entre-deux, entre la vie et la mort.
Plus tard, ma mère est entrée dans ma chambre, elle a passé un gant mouillé sur mon visage et elle a dit :
— Tu as chaud, ma pauvre poulette.
Je déteste qu’elle m’appelle ma poulette. Il me semble qu’elle ne m’a jamais appelée comme ça avant, je ne sais pas comment elle m’appelait mais Poulette, non, Poulette, c’est pas moi… D’ailleurs, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça veut dire? Je devine à son ton que ça se voudrait gentil. Elle a lu un peu, et puis elle a soupiré, soupiré et puis, elle est partie après m’avoir embrassée sur le front. J’aurais voulu lui rendre son bisou mais je n’ai pas pu. Comment lui montrer que je suis vivante ? Faudra que je trouve un truc, sinon, un jour ou l’autre, ils vont parler avec le doc’ et…
Je sens quelque chose qui me gratte sur une jambe, mais je ne peux pas bouger ma main, rien dans mon corps ne me répond.

Un peu plus tard, j’ai eu une autre visite, une femme. Elle était accompagnée d’un infirmier, elle a posé des questions comme si elle menait une enquête sur ce qui m’est arrivé cette nuit, sur ce que m’a fait le fou. J’ai vu qu’il lui montrait des photographies. Elle a aussi tenté de me faire parler en me posant des questions, mais je ne suis pas parvenue malgré mon désir, à lui répondre. D’ailleurs, est-ce que j’aurais pu l’aider ? Ce que je sais du fou, c’est si peu, il portait une cagoule, il était vêtu de noir des pieds à la tête, son regard était noir lui aussi. Je me suis dit, c’est un ange venu des ténèbres, il travaille pour la Mort. Ce qui me rassure, c’est qu’au fond de moi, je sais que mon rendez-vous avec la Mort n’est pas proche, je le sens. Je ne peux donner aucune explication à ce que je sens, parce que je suis incapable de raisonner, je n’ai pas accès à mon intelligence, je n’ai comme ressource que mes sensations, mais elles sont puissantes et elles me parlent, elles. C’est le seul dialogue que je peux avoir, un dialogue avec mes sensations. Je sens le froid, je sens le chaud. Quand ma mère passe un gant de toilette frais sur mon visage, cela me fait tellement de bien. Aujourd’hui avant que passe la femme aux questions, Maman est venue et elle m’a lavé les cheveux. Ça m’a fait du bien après parce que j’ai senti que la crasse lourde autour de ma tête disparaissait. Là, maintenant, je suis seule et j’ai peur qu’on me croit morte…

À suivre… Prochain épisode le jeudi 20 juin 2019…