LE DÉBRANCHEUR : ÉPISODE 16 : LA CROIX DES ACADIENS

ÉPISODE 16 : LA CROIX DES ACADIENS



                           La Croix des Acadiens. Source : petit patrimoine.com

À la suite de sa conversation avec le commissaire Vétoldi, Inès était restée assise, plongée dans ses pensées, excitée à l’idée de participer à la rencontre avec son suspect le lendemain, si  bien qu’elle sursauta quand sa logeuse lui adressa la parole, elle ne l’avait pas entendue entrer :
— Alors, mon petit, tout se passe bien ?
Inès la fixe d’un regard vide et son hôtesse s’exclame :
— Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous vous ne vous sentez pas bien ? Vous voulez que je vous fasse un café. ?Ah, mais j’y pense, il est presque deux heures, avez-vous déjeuné ?
— Déjeuné ? Non, je n’ai pas eu le temps.
— C’était bien ce que je pensais. Je vous prépare un plateau.
Sans attendre la réponse d’Inès, Pierrette de la Rozette file à la cuisine, elle ouvre le réfrigérateur et aligne quelques tranches de bon saucisson et de jambon issues d’une porcherie de Belle-Ile, elle ajoute des cornichons qu’elle met elle-même en conserve, une salade de riz préparée à l’avance au cas où, et des tomates cueillies le matin même au potager communal. Elle ajoute un peu de mayonnaise dans un ramequin et porte le plateau à Inès :
— Voilà, et si vous voulez autre chose, dites-le-moi. et en attendant, bon appétit, je fais du café, vous en voulez ensuite ? 
— Oh oui, merci, vous avez raison, je meure de faim. Il faut que je me réveille et que je redescendre sur terre.
 Pierrette sourit, cette jeune femme est tellement préoccupée par son enquête qu’elle en oublie de respecter ses besoins vitaux… Elle s’esquive, par discrétion. 
Inès se met à manger avec plaisir, tout est simple mais délicieux, y compris la salade de riz dont pourtant elle n’est pas fan’. À peine a-t-telle fini que son hôtesse revient avec la cafetière, dans le petit salon, elle prend place en face d’elle et laisse éclater sa curiosité :
— Si je peux me permettre, vous avez découvert des choses importantes ? Il se dit, ici, qu’hier, vous auriez interrogé la petite Daillant. 
— Eh bien, la rumeur court vite, mais c’est exact, je l’ai vue hier après-midi.
 Pierrette acquiesce :
— Oui, c’est vrai, tout se sait très vite. Sur l’île, tout le monde se connaît, enfin les Belle-Islois, je veux dire. Ar plac’h[1] a dû en parler à sa mère et ensuite, ça s’est répandu comme une traînée de poudre.
—  Mais pourtant, à cette période, c’est déjà la saison, il y a du monde qui vient de l’extérieur.
— Oui, bien sûr, tout le monde ici est occupé, mais on se voit entre nous, heureusement.
— Il n’y a pas de querelles entre les habitants sur l’île ?
— Bien sûr que si ! Comment serait-il possible qu’une communauté humaine vive sans querelle ? Ce ne serait pas des humains. Les diemglev[2], c’est ce qui anime la vie et croyez-moi que sur une île, il en faut ! Il y a des haines qui datent du retour d’Acadie, c’est pas d’hier.
— Comment ça ?
— Mes ancêtres vivaient là-bas, dans ce qui est devenu le Canada. Après l’arrivée des Anglais, ils ont subi les déportations, ils ont été emprisonnés en Angleterre et après un échange de prisonniers, on les a incités à s’installer sur l’île, comme paysans. Dans le cadre du repeuplement de l’île, on leur a attribué un lopin de terre[3].
— Comment à l’époque, ont-ils été accueillis sur l’île ?
— Plus ou moins bien, par la suite, beaucoup sont repartis s’installer ailleurs, mais mes ancêtres sont restés.
— Vous vous connaissez encore entre vous ?
— Autrefois, les Acadiens se réunissaient à l’endroit où a été plantée la croix des Acadiens, à Bangor. Au fil des années, la majorité des Acadiens se sont dissous dans la population locale, à cause des mariages mixtes, mais on est encore quelques-uns à maintenir le souvenir de nos ancêtres.
— Vous avez une association ? 
— Oui, très vivante, Belle-Ile Acadie, nous avons fêté le 250ème anniversaire de l’arrivée des Acadiens à Belle-Ile. Une délégation est venue d’Amérique à cette occasion.
Inès avale la moitié de son café et son regard se pose sur le bouquet de lys. Ces fleurs, un symbole de la Monarchie… Une drôle d’idée lui traverse l’esprit : Et si ? Après une minute d’hésitation, elle se risque à poser la question qui lui brûle les lèvres :
— Vous aimez les lys et ceux-ci sont magnifiques. Est-ce que vous mettez une signification derrière ces fleurs ? Pour moi, c’est un symbole de la Monarchie.
Pierrette de la Rosette fixe Inès, elle a l’air stupéfaite, sa bouche s’est entrouverte, elle reste silencieuse et tout à coup, elle se lève et dit assez brusquement :
— Bien, je vous souhaite une très bonne après-midi, j’ai à faire. Laissez le plateau, je rangerai plus tard.
Inès est surprise, elle n’a pas eu la réponse qu’elle espérait. Tant pis, elle posera cette question ce soir même au capitaine Kervadec. Un capitaine de gendarmerie sait tout ce qui se passe sur le territoire de sa brigade.
Inès regarde l’heure, son hôtesse est sortie, elle l’a entendue fermer la porte de la maison. Il est quinze heures trente. Elle a quatre heures à tuer avant de retrouver le capitaine. Ah, mais oui, elle va se rendre à Bangor pour découvrir la croix des Acadiens dont lui a parlé sa logeuse. Elle porte son plateau dans la cuisine, prend soin de placer les assiettes et les couverts, son verre et sa tasse de café dans la machine à laver la vaisselle, puis elle donne un coup d’éponge au plateau et le pose sur la table. Ensuite, elle monte dans sa chambre et sort la carte de Belle-Ile, elle redescend, la déplie sur la table basse et calcule la distance entre le Palais et Bangor. soit cinq kilomètres et trois cents mètres, et entre Bangor et la croix des Acadiens, neuf cent cinquante mètres. Elle étudie la carte de plus près pour voir si elle peut rejoindre la Croix sans passer par Bangor et bingo, c’est possible. La croix se situe dans le hameau de Bortémont et la distance à parcourir à pied depuis Le Palais, sera d’un peu moins de cinq kilomètres.
Tout à fait décidée maintenant, Inès se précipite, elle monte dans sa chambre, au premier étage et enfile ses chaussures de randonnée. Un quart d’heure plus tard, elle est prête, harnachée de son sac à dos, qui contient une bouteille d’eau et un gâteau breton au caramel tranché, elle prend la direction de la sortie du Palais, en direction de Bangor. Une fois sortie du Palais, elle choisit de passer par le bas-côté de la départementale pour gagner du temps et elle le regrette quelque cinq cent mètres plus loi,n mais peu importe, c’est le seul moyen de raccourcir sa marche et elle est pressée d’arriver. Une heure plus tard, elle est déjà au croisement de la route qui mène tout droit au centre de Bangor et sur sa gauche,  gauche, à Bortémont, le hameau qui abrite la croix. Elle prend la direction de Bortémont et peu après, elle est devant la Croix. Émue, malgré elle, elle s’approche pour lire l’inscription qui figure sur le panneau qui a été ajouté lors de l’anniversaire de la déportation des Acadiens :
EN CES LIEUX SE RÉUNISSAIENT LES ACADIENS
ARRIVÉS À BELLE-ILE EN 1765
26 Juillet 2005, 250ème anniversaire de la déportation
Elle reste plantée devant la croix puis elle murmure : Il faudra que je creuse la question quand j’aurai terminé l’enquête…
Pensive, elle reprend la direction du Palais, mais cette fois, après avoir constaté qu’elle en a largement le temps, elle choisit de passer par les chemins de randonnée.
FEUILLETON À SUIVRE, MERCREDI PROCHAIN…


[1] Ar plac’h : La fille
[2] Diemglev : Désaccords en breton.
[3] Pour en savoir plus : Maison de l’Acadie, La Chaussée, 86330