ÉPISODE 5 – Rencontre avec le pêcheur de Hoëdic
Après avoir accosté au port d’Hoëdic et amarré le bateau de la gendarmerie, le capitaine Yves Kervadec et Dominique Vétoldi se dirigent vers Le Bourg. Le temps est clément, l’air est doux, cependant, un vent très frais leur confirme que l’été n’est pas encore là.Yves Kervadec précise :
— Nous avons rendez-vous au bar de l’hôtel, j’ai une totale confiance en Eugénie, enfin, attention, il faut l’appeler par son prénom breton, Andraste. Elle tient l’établissement avec son mari. Chacun à sa place, lui aux cuisines, et elle à la réception. C’est un chef hors pait, il a auparavant travaillé sur le continent, dans un palace réputé et maintenant il est aux commandes de ce minuscule hôtel.
Quelques minutes plus tard, ils sont sur place, Awenig Alanic n’est pas encore arrivé. Le capitaine Kervadec salue l’hôtelière :— Salud dit, Andraste, Mon’t ra mat ganit ?— Ya, mont a ra mat ganin, ha ganit ?
— Mat-tre.[1] Bon, en français maintenant, s’il te plaît, sinon, le commissaire
Vétoldi ici présent va nous accuser d’indépendantisme breton.
— Alors, oui, pour te répondre, tout est nickel. J’engrange des réservations pour l’été, la saison se présente hyper cool. J’ai de bonnes appréciations sur les sites internet mais je refuse que ce soit eux qui se chargent de louer mes chambres. Non, mais quoi encore ! Moi, je veux garder le contact direct avec les clients, je veux entendre leur voix, comme ça, je vois à qui j’ai affaire.Kervadec intervient pour éclairer Dominique Vétoldi :— Je ne vous ai pas dit, commissaire, mais notre Andraste est un peu voyante, elle écoute la voix d’une personne et elle peut en tirer des conclusions sur sa personnalité. À propos, Andraste, que penses-tu d’Awenig ?
— Awenig, eh bien, justement quand on parle du loup, voilà qu’il se pointe. Le voilà qui entre. Demat, penaos ‘mañ kont Awen ?— Mat eo jeu.— Bien sûr, tu connais le capitaine, mais pas le commissaire Vétoldi qui enquête autour du meurtre de Colombo.
— Bonjour capitaine, bonjour commissaire. Vous avez demandé à me rencontrer, ne perdons pas de temps, je vous écoute.— Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions sur Giovanni Colombo.Alanic sourit :
— Je ne suis pas certain que j’aurais pu me défiler, mais je n’ai rien à cacher et si je peux vous aider à mettre la main sur celui qu’a fait ça, je serais content.
— Si nous sommes ici face à vous, c’est parce que vous êtes la dernière personne à avoir vu Giovanni Colombo vivant. Pouvez-vous nous dire exactement ce qui s’est passé, ce jour-là ?— À vrai dire, pas grand-chose. J’étais sur le point de partir pêcher et Monsieur Colombo est arrivé pour monter à bord de son bateau.
— Il était quelle heure ?— Cinq heures, ça, j’en suis certain, je pars toujours à cinq heures les jours que je pêche.— Que s’est-il passé ?— Je lui ai dit bonjour, vu que je le connais un peu.— Comment tu le connais?— Euh…— Tu lui aurais pas vendu un peu d’herbe par exemple ?— Oui, ça m’est arrivé mais à mon avis, il prenait d’autres trucs et là, c’est pas moi qui le fournissais.— Tu sais quelque chose à ce propos ?
— Pas vraiment, c’est juste l’habitude, je vois bien quand mes clients y prennent autre chose. Quelquefois, ils me demandent à qui ils pourraient acheter des trucs plus forts mais moi, je me mêle pas à ça, je dis que je sais rien.— C’est vrai que tu ne sais rien ?— Capitaine, vous en savez plus que moi à ce rayon, je pourrais rien vous apprendre, hein ?— On en reparlera plus tard, pour aujourd’hui, raconte la suite.— Alors, il est arrivé, il m’a dit bonjour, il m’a demandé comment était prévue la mer ce jour-là, je lui ai dit qu’il fallait faire gaffe, que la météo annonçait un coup de vent dans la baie, que moi, je sortais, mais que je sortirais pas de la baie, je lui ai demandé où il voulait aller, il m’a répondu : Un peu au large, j’ai besoin de prendre l’air.— Au large, que je lui ai dit, vous voulez sortir de la baie ? Il a confirmé, alors j’ai insisté, je le trouvais imprudent et je le lui ai dit : Je serais à vot’place, je le ferais pas, mais bon, vous faites ce que vous voulez.— Il était seul ?— Ben non, son marin était là, mais quand je suis arrivé, il était déjà à la manœuvre, et il ne parle pas. C’est un étranger, il parle pas le français et encore moins le breton.— Vous l’aviez déjà vu ?
— Qui ? Le marin ou Monsieur Colombo ?— Les deux.— Monsieur Colombo, je vous ai dit que je lui vendais de l’herbe de temps en temps, il me faisait confiance, il savait qu’elle est de bonne qualité car je la fais pousser moi-même. Le marin, un jour j’ai demandé à son patron de quel pays il venait et il m’a répondu qu’il était d’origine indienne et j’en sais pas plus.— Vous savez depuis quand il était à son service ?— Non, mais depuis que je connais monsieur Colombo, c’est à dire depuis un paquet d’années, je l’ai toujours vu, l’indien, aux commandes des différents bateaux que son patron a eus.— Depuis quand avait-il un bateau ?— Depuis qu’il avait de l’argent. C’était pas les premières années où il a travaillé sur les îles, mais plus tard, quand il est devenu son propre patron et que son entreprise a commencé à bien marcher.— Vous connaissiez sa première femme ?— Bien sûr, elle a travaillé avec lui jusqu’à ce qu’il se mette avec l’autre, qu’était sa secrétaire.— Comment ça a été vu dans le coin ?— Les gens, y s’en foutent! Qu’est-ce que vous voulez que ça leur fasse ? La deuxième, Ur plac’h koant eo[2].
Andraste traduit :— Elle est belle.
— Vous la connaissiez la deuxième?
— Non, je l’ai rencontrée, mais elle montait jamais sur le bateau, elle aimait pas, Monsieur Colombo m’avait dit qu’elle avait peur de la mer. C’est pas une fille d’ici, elle est de la ville, de Rennes, qu’on m’a dit.
— Il vous parlait de ses femmes ?
— Il souriait toujours quand il parlait de la deuxième, il en était très fier. Elle est vraiment très belle, que je vous dis. Capitaine, vous êtes pas d’accord ?
— Oui, c’est vrai, mais je ne l’ai pas beaucoup vue. Elle ne vient presque jamais sur Belle-Ile.
— Elle est là l’été avec les petits, mais jamais l’hiver. Elle ne sort pas beaucoup de leur propriété, ce n’est pas elle qui fait les courses, ils ont une employée de maison, ils ont une piscine, un tennis, tout ce qu’il leur faut sur place, ils ne se mêlent pas aux Belle-islois.
— Comment savez-vous tout ça, vous n’habitez pas Belle-Ile ?
— Par le poisson, quand j’en ai trop pour Hoëdic, je le revends à un copain sur Belle-Ile, il me tient au courant de tout ce qui s’y passe. Il est sur le marché au Palais et il vend son poisson à l’employée de maison des Colombo.
— Vous pensez que l’employée de maison travaille encore pour Madame Colombo ?
— Elle est gardienne à l’année de leur maison, elle leur fait le ménage, et la cuisine quand ils sont sur l’île.
— Vous la connaissez ?
— Pas vraiment, mais mon copain, lui, la connaît bien, vous devriez lui demander à lui.
— Comment s’appelle-t-il, et où peut-on le voir ?
— Il s’appelle Swan Smith, il est Anglais, il est arrivé comme marin sur un gros bateau de pêche et il est resté, il est tombé amoureux, pas d’une fille, hein, mais amoureux de Belle-Ile. Vous pouvez le trouver les soirs au bar du port, après le retour de pêche, vers 17 heures.
Dominique Vétoldi s’en mêle :— D’accord, merci pour ce tuyau précieux et pour en revenir à Colombo, il fréquentait ses voisins ?
Alanic prend un air étonné, il semble ne pas être en mesure de répondre à cette question, et c’est le capitaine qui répond à sa place :
— Oui, il a mené de nombreux travaux dans son quartier, agrandissements de maisons, constructions de garages, des maisons d’été… Locmaria est un repère de grands patrons et il s’était fait accepter, pourtant Colombo n’était pas à leur niveau de réussite et de fortune, mais j’ai toujours pensé qu’il y avait autre chose.
— Quoi donc, la drogue ?
— Probable, mais il y a autre chose, Il y a eu plus que des rumeurs sur des soirées festives où ne circulaient pas que de l’herbe et de l’alcool, il y avait des jolies filles aussi, recrutées comme baby-sitters, je le sais d’autant plus qu’il y en a eu deux qui sont venues se réfugier à la gendarmerie pour qu’on les aide à repartir de l’île.
— Il y a eu des plaintes ?
— Non, elles avaient trop peur et en plus, elles étaient étrangères comme la plupart, c’étaient des Suédoises, souvent, des Russes, des Ukrainiennes… De beaux brins de filles qui auraient pu être des mannequins et dont certaines faisaient au moins des photos. L’été dernier, donc, une jeune femme Serbe est arrivée en pleurs après une nuit agitée, elle a été incapable de raconter ce qui s’était passé ; j’ai tout de suite pensé qu’elle avait été droguée, j’ai essayé de la persuader de déposer plainte, mais elle a refusé et elle m’a demandé de l’aider à joindre son ambassade. Je les ai prévenus et ils ont pris en charge son rapatriement. Cela a été un peu compliqué parce que son patron lui avait confisqué son passeport. Comme elle n’avait presque rien sur elle, elle n’était vêtue que d’une de ces espèces de robes qui ont l’air de chemises de nuit avec de la dentelle, j’ai fait appel à la personne qui s’occupe du vestiaire du Secours Catholique et elle a pu être habillée correctement. Pauvre gamine, à chaque fois que je repense à elle, je me demande ce qu’elle est devenue.
— C’était quand cette histoire ?
— L’été dernier, mais je vous ai dit, ce n’était pas la première fois que ce genre de choses arrivait. J’avais prévenu le préfet dès la première fois, mais quand je lui avais communiqué le nom du patron de la fille, il m’avait dit, Laissez tomber, capitaine, cela ne peut que vous attirer des ennuis et tant qu’il n’y a pas mort d’hommes, et à ce que je sache, les fêtes privées ne sont pas interdites… Du coup, pas de plaintes, pas d’enquêtes et comme le procureur n’a pas bougé non plus, ça a continué et je sais que Colombo était partie prenante de ce genre de soirées.
Le capitaine Kervadec s’interrompt et se tourne vers Alanic :
— Eh bien, on est loin de votre relation avec Colombo, vous l’avez donc vu ce matin-là, et que s’est-il passé ensuite ?— Moi, je partais, mais comme il m’a demandé de l’herbe, je lui en ai fourni, j’en ai toujours un peu en dépannage sur le bateau. Il m’a payé. On s’est salué et je suis parti, j’étais pressé, je voulais pas prendre de retard, il faut être de bonne heure sur la mer et puis avec le coup de vent qu’était prévu, je voulais être rentré tôt.— Au final, vous êtes rentré vers quelle heure ?— Vers quinze heures, deux bonnes heures plus tôt que les autres jours.— Son bateau était au port ?— Non, il avait quitté le port. Vous pouvez demander à la capitainerie.
— Oui, on va y passer. Eh bien, merci beaucoup pour ta coopération, et à bientôt, je t’offre un verre ?
— Non, c’est moi qui paie la tournée, capitaine, vous prendrez une bière de chez nous ?— Oui, volontiers.— Et vous, commissaire ?
— Pareil.Une minute plus tard, tous trois sirotent tranquillement la bière locale, la Morgat de Belle-Ile, dont la belle robe ambrée est bien connue de Dominique Vétoldi.
Suite au prochain épisode, l’épisode N°6