Vendredi 14 Mai
Épisode 3 : À l’Agence de Pub’
La pub’ sur laquelle je bossais depuis plusieurs jours, m’apparaissait comme totalement désuète. Je devais donner envie aux consommateurs de marcher ! Mon client était une marque de chaussures européenne qui sortait des souliers compatibles avec les trottoirs roulants mais adaptés aux espaces de promenade et de course à pied.
Les faits : Les personnes ne sont plus équipes de baskets, car les trottoirs roulants les ont amenées à n’acheter que des chaussures très légères, je dirais même minimalistes, presque toutes fabriquées à très grande échelle en Chine et dans ses pays satellites et par conséquent vendues à des prix dérisoires.
Je réfléchis, je dois définir mon cœur de cible, autrement dit, répondre à la question : qui marche de nos jours ?Parmi mes amis, je suis une des rares à marcher et du coup à porter des sneakers. Perso, je tire beaucoup de plaisir de la marche. J’aime sentir mon corps fendre l’air même en ville, tant et si bien que je me rends à pied chaque matin à mon bureau, situé sur les Champs Élysées. Trente minutes de marche, car les trottoirs n’ont pas été mécanisés sur les ponts au-dessus de la Seine, et le tollé des commerçants des Champs a été tellement fort contre la motorisation des Champs que la ville a renoncé. Les Champs sont restés lents, ainsi, les promeneurs continuent-ils à baguenauder, à regarder les vitrines, et surtout à s’arrêter pour effectuer leurs achats. La nature a fait sa réapparition, et l’apparence des trottoirs a changé car ils ont été végétalisés, la remontée de l’avenue mondialement connue se fait maintenant sur une pelouse où l’herbe est impeccable, dense, et douce à fouler. J’en profite chaque jour, à l’allée comme au retour, et d’autant plus qu’une immense toile imperméable, transparente et respirante a été installée à un niveau supérieur aux toits des immeubles ; protégés des intempéries, nous pouvons déambuler en toute sécheresse.
Une brise légère m’atteint au visage, ah, c’est l’heure du déjeuner. Je me lève de mon demi-siège, mon ordinateur à ce signal, se met en veille après avoir enregistré mes cogitations mentales et m’avoir souhaité bon appétit. C’est pratique, il lit dans mes pensées. Ma mère m’a raconté qu’autrefois, elle devait taper ses textes, ou les dicter et qu’elle trouvait génial que les ordinateurs aient évolué à ce point. J’aurais pu choisir d’avoir un repas servi à mon étage mais je préfère me rendre à la cafeteria car elle est située sur le toit et je peux profiter de la vue et des plantations. Nous sommes au mois de mai et les cerises que j’ai repérées la semaine dernière, sont peut-être mûres. Des filets empêchent les oiseaux de les manger avant nous et j’adore cueillir mon dessert et accrocher les paires de cerises sur mes oreilles, comme j’ai vu sur des vielles photos que ma grand-mère le faisait. Mes copines disent parfois que j’ai des goûts du passé mais je m’en moque !
L’ascenseur transparent me lifte sur la terrasse. Je jette un coup d’œil pour voir si Aminata est là, oui, c’est le cas, je passe devant l’ordinateur de commande, je prends connaissance des plats du jour et le robot note quel est le plat qui a provoqué chez moi un réflexe de plaisir. Je me précipite vers mon amie :
– Salut Amin’, on déjeune ensemble ?
– OK, mais mon plateau va arriver d’une minute à l’autre, à la table huit.
– Comment se fait-il que tu sois si pressée ?
– Je veux partir tôt, j’ai rendez-vous avec mon copain.
– Ça va de ce côté ?
– Ouais, bien, et toi, t’as trouvé chaussure à ton pied ?
– Ah, ah, c’est le moment de parler chaussures, je suis chargée d’une campagne pour lancer des sneakers, le fabricant est vraiment à contre-courant.
– Ben justement, tu devrais utiliser l’expressionchaussure à son piedet rapprocher la chaussure et l’homme de tes rêves.
– Je vais y réfléchir.
– A charge de revanche, moi, je travaille sur la machine polyvalente. Elle fait tout, tu programmes le linge ou la vaisselle ou encore les gâteaux. Les accessoires se mettent automatiquement en place, tu n’as qu’à lancer l’ordre.
– Ouah ! Super ! On va gagner de la place, préviens-moi dès que ça sort.
– J’en ai une à l’essai à la maison, viens la voir.
– OK, excellente idée, ce soir ?
– Non, ce soir, je t’ai dit que je sortais avec mon copain, on va sûrement en profiter pour faire un tour sur la Seine, il vit sur un bateau, et il y a des canots à disposition pour les balades.
– Sur un des immenses bateaux collectifs ?
– Oui, à la hauteur des Invalides, ils sont vraiment bien, là.
– Au fait, tu as visité le nouveau club qui s’est installé aux Invalides, à la place du Musée des Armées ? Il paraît qu’ils ont une piscine magnifique et des salles de sport avec le top des appareils de muscu.
– Non, je ne connais pas encore, mais on pourrait y aller ensemble ? Ah, voilà mon plat arrive, bon et le tien ?
– Je l’ai pensé, donc, il ne devrait pas tarder.
– Moi, je préfère commander, j’ai toujours peur que le lecteur de pensées fasse des erreurs et puis, il ne sait pas assaisonner, il m’a collé du poivre une fois, beurk, je déteste !
– Non, moi, il me convient, je crois qu’à force, il a analysé mes goûts, il sait ce que j’aime. Hum, ça a l’air bon, ce que tu as ?
– J’ai pris une purée de légume nouveau, je ne sais pas si tu en as déjà mangé mais ils ont inventé un nouveau légume, en mariant deux très anciennes racines, la betterave et la pomme de terre, c’est doux et sucré, j’aime bien. Je ne l’ai pas encore vu, en vrai, sauf en photo. C’est un peu rose bonbon et ça a la forme de Barbamama.
– Tu me fais goûter ?
– Ouais, sers-toi.
J’ai prélevé une cuillérée, oui, c’était bon, un peu trop sucré à mon goût. Mon plateau apparaît sur notre table et je constate qu’une fois de plus, il est tout à fait conforme à mes pensées. J’ai sous les yeux, une mousse de légumes et d’herbes, une préparation au goût de viande, car même si les élevages ont disparu depuis longtemps, on élabore des produits qui reproduisent l’aspect et le goût des viandes d’autrefois et moi, aujourd’hui, j’ai pensé veau et je vais manger un aliment très proche du veau, enfin, c’est ce que ma mère m’a dit parce que moi, la viande, j’e n’en ai jamais vue de la vraie… Il paraît que de temps en temps les services anti-fraude découvrent des élevages clandestins qui vont ensuite dans les assiettes des plus gros capitalistes mais comme je ne serai jamais ultra-fortunée, je n’aurai pas l’occasion de manger de la viande. Hum, j’ai aussi une crème au lait d’amande. Avant d’attaquer mon repas, je demande à mon amie :
– Pour mon autre dessert, j’ai l’intention de me cueillir des cerises, et toi ?
– Ah, mais oui, tu as raison, elles doivent être mûres. Bonne idée, dépêchons-nous, il n’y en aura pas pour tout le monde.
– Si, les cerisiers sont très productifs et puis tout le monde n’aime pas les cerises, beaucoup préfèrent les fruits artificiels, les cerises, tu peux faire des tâches sur tes vêtements avec le jus…
– Quelle importance ? Les tâches, suffit que t’ailles aux toilettes, et le robinet antitaches te nettoient ça illico et en plus, il sèche.
– Ouais, je n’y pense pas toujours, c’est pratique. Hum, c’est bon, ma purée.
– Moi aussi, c’est délicieux.
Nous terminons notre repas en silence puis nous nous amusons comme des gamines à cueillir nos cerises, en les mangeant au fur et à mesure. Dans le carré des cerisiers, il n’y a pas de robots, sur le conseil des médecins, de façon à favoriser le maintien des gestes ancestraux de la cueillette qui autrement, se seraient perdus. Après cette pause repas particulièrement agréable, je retourne à mon bureau et me remets à ma pub’. Les idées fusent, je dessine un panier plein de cerises et je pense à une ébauche de slogan :
Put your cherries in your basket
Put your baskets on your feet !
C’est amusant mais le problème, c’est que basket, ce n’est pas un mot anglais, mais français et que basket, se dit sneakers en anglais… C’est pas gagné parce que d’ici ce soir, il faut que je trouve le slogan de la future campagne vu que demain, je rencontre le fabricant.
À suivre… Prochain épisode le vendredi 18 mai 2018…