Épisode 19 : Inès Benlloch rencontre Océan Poulain

 

Épisode 19  

 

Maintenant qu’elle avait annoncé au commissaire Aghilas qu’elle allait rencontrer le couple Poulain, Inès Benlloch se persuada qu’elle ne pouvait pas faire autrement que de respecter sa parole. Elle téléphona à Océan Poulain pour lui demander de se rendre à son bureau. Celui-ci fut très surpris par sa démarche. Il se demanda ce que cette détective privée venait faire dans l’enquête. Il commença par refuser mais Inès Benlloch insista et trouva un argument qui emporta sa décision :

— Monsieur Poulain, me rencontrer ne peut être qu’un atout pour vous. Vous n’êtes pas sans savoir que vous êtes soupçonné. Vous aviez la chance que le commissaire Aghilas qui était chargé de l’enquête ne vous pense pas coupable mais l’enquête lui a été retirée et si je suis bien informée, vous avez été convoqué par la magistrate chargée du dossier. Comment s’est passé votre déposition ? 

— Pas bien, c’est vrai. Il me semble qu’elle soit de parti pris. En outre elle me paraît pressée de boucler le dossier. Conclusion, je suis sorti de son bureau du Palais de justice très inquiet. 

— Vous avez engagé un avocat ?

— Oui, j’avais demandé à une pointure du barreau d’assurer ma défense mais pour le moment, il a envoyé un novice pour m’assister lors de cette convocation. Il n’a pratiquement pas ouvert la bouche et il a pris beaucoup de notes. 

— L’avez-vous revu depuis pour faire le point ? 

— Non, il devait me rappeler mais il ne l’a pas fait. 

— Vous voyez ? Vous n’avez rien à perdre à venir me voir. Venez tout de suite, je vous attends à mon cabinet. Je vous envoie l’adresse par texto. 

Océan Poulain se sentait pris de court mais avait-il le choix ? Cette détective avait l’air autoritaire, elle reviendrait à la charge alors autant s’en débarrasser. II acquiesça et signala qu’il avait bien reçu les coordonnées du cabinet. Il saisit le GPS qu’il avait acheté et qu’il plaçait sur les vélos de la ville de Paris. La station était tout près, il en aurait pour une bonne demi-heure à se rendre sur place. Il mit cinq minutes de plus car le trajet n’était pas de tout repos, les bicyclettes n’étaient pas privilégiées et n’avaient droit qu’à peu de pistes cyclables. 

Arrivé rue Rostropovitch, il décida de garder le vélo pour le reprendre en sortant de son rendez-vous. Il l’accrocha à un réverbère et gagna le cabinet de la détective. Elle l’accueillit sur le palier et le fit aussitôt entrer dans son bureau. 

— Merci d’être venu jusqu’ici, c’est plus simple de se parler en face à face. Maintenant que vous êtes là, je dois vous dire que non seulement Laurence Devieille était ma cliente et qu’à ce titre je me sens concernée par son meurtre mais j’ajoute que j’ai été missionnée par un de ses très bons amis pour découvrir l’assassin.

— Comment ça ? Vous parlez d’un ami ? Ne me dites pas que vous parlez du Ministre, de Donatien Donato ? Je vais être franc avec vous, il n’était pas son ami, c’était un vieil ex dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Laurence s’en plaignait, elle m’avait dit une fois qu’il la faisait surveiller, elle en avait peur. Elle se sentait suivie et je lui avais conseillé de consulter un détective privé pour s’assurer qu’il s’agissait de lui avant de déposer plainte pour harcèlement. 

— Eh bien, elle vous avait écoutée et elle m’avait consultée.

— Vous ? Et pourquoi vous ? 

— Parce qu’elle connaissait la réputation de Dominique Vétoldi, mais il n’était pas disponible, puisqu’étant redevenu fonctionnaire, il avait été nommé commissaire à Vannes. C’est donc moi qui l’ai reçue. Elle m’a fait confiance et elle m’a chargée de l’enquête.  J’ai immédiatement commencé à travailler pour elle. Dès le lendemain, j’ai envoyé une jeune collègue à l’adresse de votre immeuble et elle était sur place le jour de la découverte du crime et d’ailleurs c’est grâce à elle que tout est allé très vite. Elle devait retrouver Laurence Devieille pour la suivre pendant son jogging, elle est arrivée sur place une demi-heure avant l’heure prévue par votre amie pour son jogging matinal. Laurence Devieille ne s’est pas présentée et pour cause, puisqu’elle avait été assassinée pendant la nuit précédente.

— Mon Dieu mais c’est horrible, tout cela est horrible. J’ai l’impression de vivre un mauvais rêve et quand je pense qu’en plus, la magistrate voulait m’acculer à faire des aveux… Comme si j’avais pu tuer ma belle amie. Tout cela est monstrueux et ridicule. On ne tue pas une personne qu’on aime.

— Et pourtant, des assassins tuent souvent par amour, du moins c’est ce qu’ils disent. 

— Ce n’est pas mon cas. Je l’aimais vraiment et j’avais pris la décision de divorcer pour vivre pleinement avec elle. C’était ce que j’étais venu lui dire mais je suis arrivé trop tard. Oui, je suis entré dans l’appartement et je l’ai découverte morte. 

— Pourquoi ne pas avoir prévenu la police à ce moment-là ?

— À quoi bon, on ne pouvait plus rien faire pour elle, et si moi, j’avais appelé la police, on m’aurait accusé du meurtre. J’ai touché son corps, sa peau était encore chaude, j’ai éclaté en sanglots, je me suis effondré à côté d’elle et je lui ai tenu la main. Quand j’ai senti le froid gagner ses doigts, je me suis levé, hébété. Je ne savais pas quoi faire, je me sentais pris au piège, quoique je fasse, j’étais perdu. Je suis resté longtemps immobile, incapable de penser, de bouger. Une partie de moi est morte ce soir-là. J’ai fini par partir, par quitter son appartement, j’avais le sentiment que je devais me sauver, regagner Sanary le plus rapidement possible et ensuite, prétendre que je n’en avais pas bougé, que je n’étais pas venu à Paris ce jour-là, mais ça n’a pas marché, j’ai été coincé, obligé de reconnaître mon aller-retour Sanary-Paris, mais jamais, jamais vous m’entendez, je n’avouerai un crime que je n’ai pas commis.  J’ai réfléchi depuis, je pense que le meurtrier se trouvait encore dans l’appartement, j’en suis même certain. Sur le moment, je n’ai pas réagi mais il m’est revenu un souvenir et quelques jours plus tard, j’étais certain d’avoir perçu un craquement, avec le recul, je suis persuadé que c’était le bruit d’une personne qui se déplaçait dans la pièce à côté… 

— Vous en avez parlé à la police ? À la magistrate ? 

— Non, aurais-je été cru ? 

— Vous devriez, c’est un élément nouveau qui peut mener à des recherches qui n’ont pas été entreprises auparavant. Vous seriez capable de donner une indication sur l’heure à laquelle vous auriez entendu ces bruits ? 

— Oui, j’y ai repensé, j’ai écrit sur une feuille les différentes phases du temps passé dans son appartement. J’y suis entré vers 23 heures. Je suis resté prostré environ une heure, je suis sorti de ma léthargie en entendant sonner la cloche du couvent voisin, les douze coups de minuit… Je suis remonté chez moi, au sixième étage, j’ai avalé un somnifère après avoir mis mon alarme sur six heures. Dès mon réveil, je me suis préparé et je suis allé à la gare de Lyon, pour prendre le train et rentrer à Sanary. 

— Vous m’avez dit tout à l’heure que Laurence Devieille s’était plainte à vous du comportement de Donatien Donato, avez-vous eu l’occasion de le rencontrer ou de l’apercevoir ? 

— En fait, je le connaissais mais je ne l’avais pas reconnu… Nous étions ensemble à l’ENA, promotion Émile Zola, 2008-2010. C’est bizarre, Laurence avait mentionné son nom et je n’avais pas fait le rapprochement. J’avais même oublié son nom. Il faut dire qu’à l’époque, il n’avait rien de remarquable ; il était plutôt petit, maigrichon, les cheveux désordonnés, des lunettes. Un rat de bibliothèque… Rien à voir avec son apparence actuelle, il a remplacé ses lunettes aux verres épais par des verres de contact à moins qu’il ne se soit fait opérer sa myopie, ses cheveux sont bien coupés. Contrairement à d’autres de mes camarades, avec le temps, il a gagné en élégance et en charme. Il est beaucoup plus attrayant qu’à l’époque de l’ENA. Le pouvoir lui va et pourtant, Laurence n’en voulait toujours pas. Elle pouvait même se montrer franchement cruelle avec lui, mais rien n’y faisait, il restait persuadé qu’il était amoureux d’elle. C’est une drôle d’histoire, mais maintenant que Laurence est morte, je peux davantage comprendre. Moi, il me semble que je resterai éternellement amoureux d’elle. Mon histoire, notre histoire est figée dans le temps, arrêtée brutalement avec sa mort. 

— Revenons au bruit que vous avez entendu. Donc, vous êtes resté sans bouger et vous avez réagi au moment où la cloche a sonné les douze coups. Vous auriez entendu le bruit suspect après la cloche ?

— Oui, c’était après la cloche, c’était après que je me suis relevé et que j’ai décidé de remonter chez moi. Il y a eu aussi un bruit de chaise qu’on pousse. 

— Ces bruits ne pouvaient-ils pas venir d’un appartement voisin ?

— Si bien sûr mais les voisins dormaient à cette heure-là, du moins je le suppose. 

— C’est une information qu’il faut vérifier. Si on vous demandait à vous qui pourrait être l’assassin, à qui penseriez-vous spontanément ?

— Sans hésitation, à un de ses patients. Elle recevait tard le soir et parfois des drogués la consultaient. Je lui avais dit de ne plus accorder de rendez-vous à des individus dangereux mais elle ne voulait pas m’écouter. Elle disait que c’était son travail que de soigner toutes les personnes qui souffraient de troubles mentaux. 

— Savez-vous pour quelles raisons elle avait choisi ce métier ?

— Oui, son père avait été diagnostiqué schizophrène. Il faisait des allers retours entre l’hôpital psychiatrique et la maison. Elle aurait rêvé de le guérir, mais il s’est suicidé quand elle a eu quinze ans. C’était le jour de son anniversaire, il a pris le couteau destiné à couper son gâteau et il se l’est planté en plein cœur devant sa femme et sa fille. 

— Elle était enfant unique ?

— Je pense, elle ne m’a jamais parlé de frère ou de sœur.

— Sa mère est-elle encore vivante ? 

— Je pense mais elle n’en parlait jamais. Elle ne la voyait plus depuis très longtemps. 

— Elle s’était remariée avec un homme qui avait été son amant avant le suicide de son mari. Laurence le connaissait bien car il s’installait chez sa mère pendant les hospitalisations du père. Je crois qu’elle n’a jamais pardonné à sa mère son comportement. 

— Vous connaissez le nom de cet homme ? 

— Laurence l’avait surnommé Bernard-l’hermite et c’était d’autant plus drôle que son prénom était Bernard… C’est tout ce que je sais de lui… Mais je pense que dans le cadre de l’enquête, la mère de Laurence a certainement été entendue par la police. 

— À condition qu’elle se soit manifestée.

— Elle était sans doute présente à l’enterrement de sa fille.

— Et vous, y êtes-vous allé ? 

— J’aurais bien voulu, mais ce n’était pas possible. Ma femme ne l’aurait pas supporté.

— Je croyais que vous aviez décidé de vous séparer de votre épouse ?

— Oui, mais c’est compliqué ; à vrai dire, je ne sais plus où j’en suis…

— Bien, je vous remercie de m’avoir parlé. N’hésitez pas à revenir vers moi si vous retrouvez une information susceptible d’éclairer l’enquête sur ce crime abominable.

— Bien sûr. Au revoir Madame.

— Au revoir Monsieur Poulain. 

In ès Benlloch raccompagna son visiteur jusqu’à l’ascenseur. Elle ne savait pas qu’en penser. Était-il coupable ou non ? Son récit lui semblait empreint de vérité, mais il faisait peut-être partie des criminels qui, une fois leur meurtre commis, reconstruisent un passé d’innocent … 

À Suivre… Prochain épisode le Dimanche 14 novembre 2021…