ÉPISODE 14 – RETOUR D’ADRIANA À BELLE-ILE
Photo de Jill Wellington, Pixabay, 2020 |
À son arrivée au port de Le Palais, Adriana hésite sur le moyen de transport qui lui permettrait de rejoindre la maison d’hôtes où elle a réservé une chambre. En effet, elle se rend non pas en centre-ville, mais au nord-est, sur la pointe de Taillefer.
La nuit est là et un vent frais souffle, la marche à pied sur le sentier côtier serait laborieuse. Reste le vélo et c’est bien ce qu’elle a prévu. Elle se dirige vers le loueur, elle a retenu une bicyclette électrique par internet et malgré l’heure tardive, son correspondant lui a assuré qu’elle pourrait la récupérer. La boutique est fermée. Elle consulte son téléphone. Ah, voilà, le loueur lui a envoyé un texto :
Après votre débarquement, merci de nous appeler, nous vous remettrons votre engin.
Elle s’exécute aussitôt et quelques minutes plus tard, la petite porte de la boutique s’ouvre et un jeune homme échevelé pousse devant lui un vélo.
Surprise par sa couleur criarde, Adriana s’exclame :
— Mais il est rouge, j’avais demandé un bleu !
— Désolé, nous n’en avions plus de disponible, en ce moment, c’est un peu compliqué car nous sommes dans la période de la révision post saison, mais revenez demain, on vous le changera.
— D’accord.
Le jeune homme tient solidement la bicyclette et désigne une boîte avec écran sur le guidon.
— Vous savez vous en servir ? Ici, vous avez le démarreur. L’écran affiche les kilomètres disponibles. Le vélo est en charge maximale, vous disposez d’une autonomie d’environ soixante kilomètres. Je vous conseille de le recharger avant l’épuisement de la réserve.
— OK, parfait, à demain.
— À demain.
Adriana fixe solidement son sac de voyage sur le large porte-bagages. Le vélo est bien conçu. Il possède une pochette à l’avant et elle y place son petit sac à dos. Elle vérifie ensuite si l’éclairage fonctionne et c’est bien le cas. Non seulement, le vélo possède des feux à l’avant et à l’arrière, mais il en a d’autres qui s’allument lorsqu’elle démarre, sur les deux côtés des roues. Tout va bien jusqu’aux premiers mètres de la rue Carnot… Là, au bout de quelques tours de roue, Adriana est contrainte de descendre, la côte est trop rude. Mais non, elle est idiote, elle a oublié de mettre en route l’assistance électrique. Aussitôt elle enclenche le système et repart. Cette fois, le vélo avance quasiment seul, elle ne se donne même pas la peine de forcer sur les pédales, se contentant d’accompagner le mouvement. La rue est vide, De rares voitures passent non loin d’elle, Le Palais a revêtu ses habits d’automne. Adriana découvre Belle-Ile hors de la saison d’été et elle a bien du mal à s’abstraire de l’animation constante qui règne habituellement. En haut de la côte, sur sa gauche, elle retrouve la salle Arletty et elle a un pincement au cœur en pensant à la dernière représentation en compagnie d’Anna, en août. D’un mouvement brutal de la tête, elle s’en détourne, elle ne veut pas pleurer, elle veut, elle veut… Elle exhale un long soupir… Elle voudrait revenir en arrière, au temps où Anna vivait… Son vélo fait un grand écart, une camionnette klaxonne, le conducteur s’arrête et l’injurie : Mais vous avez vu ce que vous avez fait ? Vous êtes complètement shootée ou quoi ? J’ai bien failli vous écraser !
Adriana a posé les pieds au sol, elle ne répond rien, il a raison, elle était ailleurs… La camionnette repart et le silence revient. Allons, il faut penser au présent, elle n’en a plus pour longtemps à gagner la maison d’hôtes. Elle se sent tellement épuisée tout à coup. Un quart d’heure plus tard, elle atteint la pointe de Taillefer, la grande maison est éclairée, elle sonne, l’hôtesse lui ouvre :
— Bonsoir, vous avez fait bon voyage ? Je vous ai installée dans la première chambre à droite, au rez de chaussée. Vous avez la vue sur l’océan, vous y serez bien. Voici la clé. Laissez-moi votre vélo, je vais le ranger dans l’atelier, vous pourrez le reprendre à l’heure que vous souhaitez demain.
— Merci beaucoup.
— Vous désirez qu’on vous apporte un plateau ?
— Non merci, j’ai dîné, juste une bouteille d’eau et des fruits, si c’est possible.
— Tout ceci se trouve déjà dans votre chambre. Vous avez aussi la possibilité de vous préparer un thé ou un café. Si vous avez besoin d’autre chose, n’hésitez pas à m’appeler, je vous souhaite une bonne soirée.
— Merci beaucoup, à vous aussi, bonne soirée.
Adriana se dirige dans le couloir de droite et s’arrête à la première porte. Une planche florale appliquée sur le mur rappelle la décoration de la chambre, un gros bouquet de roses anciennes. Elle entre, la pièce est revêtue d’un papier peint fleuri, des rideaux assortis ornent les deux fenêtres. Adriana range rapidement ses affaires puis elle s’installe à la table et commence à découper une pomme, elle se sert aussi un grand verre d’eau. Une fois sa collation terminée, elle se lève puis écarte le voilage qui lui cache l’horizon. Elle découvre la masse noire de l’océan. Au loin, le phare clignote. Elle laisse retomber le voilage puis tire soigneusement les rideaux roses. Elle se prépare pour la nuit. Dans la maison, elle ne perçoit aucun bruit et elle a le sentiment de troubler ce silence en se brossant les dents. Serait-elle la seule à occuper une des chambres ? Lorsqu’elle y a séjourné pendant l’été avec Anna, toutes les chambres étaient occupées et la maison ressemblait à une volière. Les portes claquaient, les rires fusaient, les télévisions crachaient les informations… Adriana écarte la couette épaisse qui recouvre le lit à baldaquin. Elle s’y blottit et enfouit son corps, y compris sa tête dessous. Le sommeil s’empare d’elle alors que jamais elle n’aurait pensé dormir mais bientôt, un cauchemar l’assaille. Elle marche sur le sentier côtier en direction de Sauzon, Anna est devant elle, elle sautille légèrement, aussi à l’aise qu’un cabri, tandis qu’elle Adriana s’applique à mettre un pas après l’autre avec la peur de glisser tant le sentier est étroit. Tout à coup, elle voit Anna qui perd pied et qui dévale la roche vers la mer. Adriana pousse un hurlement et se réveille trempée de sueur. Sa gorge est serrée. Où est-elle ? Elle met quelques minutes à se situer. Elle allume et se souvient. Elle est arrivée quelques heures plus tôt dans la maison d’hôtes où elle a passé la saison d’été en compagnie d’Anna, leur dernière saison… Elle murmure : Anna, que voulais-tu me dire ? Tu tombais, tu tombais sans fin… Que t’est-il vraiment arrivé ? Tu me dis de prendre un papier, OK, voilà, je t’écoute.
Adriana est assise devant le bureau de la chambre rose, le stylo d’Agatha Christie serré dans la main. Elle écrit puis s’arrête. Elle ignore le sens des mots qu’elle vient de plaquer sous la dictée d’Anna, sur le papier. Elle les lit : Artyom… Rencontre… Famille …
C’est tout… Artyom ? Cela ressemble à un prénom russe, Anna aurait-elle fait la connaissance d’un russe ?
Adriana cherche fébrilement la signification de ce nom, elle obtient la confirmation qu’il s’agit bien d’un prénom russe. Les idées se bousculent dans la tête d’Adriana. des Russes, oui, elles en ont rencontré cet été. D’abord, un des chanteurs était russe et puis il y a eu ce groupe de spectateurs venus les féliciter dans leur loge et Anna avait échangé avec eux dans leur langue. Ça lui revient, ils avaient appelée Anna par un autre prénom que le sien, elle en avait ri et elle avait dit : Mais non, je m’appelle Anna, pas Sofia.
Ils avaient insisté et répété ce même prénom. Adriana écrit aussitôt un message destiné au commissaire Vétoldi :
Je suis à Belle-Ile et voilà le souvenir qui vient de me revenir.
Le visage des membres du groupe russe est aussi vivant que si elle les avait devant elle. Il lui faudrait une photo. Mais justement, ils avaient pris une photo et ils avaient promis à Anna de la lui envoyer. Il faut retrouver cette photo. Le fait qu’ils aient appelé Anna par le prénom de Sofia démontre qu’ils avaient confondu Anna avec sa jumelle. Adriana est comme plongée dans une fièvre qui s’est emparée d’elle, elle connaît le mot de passe du compte de messagerie d’Anna, elle ouvre et cherche parmi un magma énorme de mails, ceux qui contiennent une photo en pièce jointe. Voilà, ils ne sont pas nombreux. Adriana tremble en ouvrant celui dont la date lui semble la plus proche du soir où elles ont eu la visite des russes dans leur loge. La photographie s’affiche, elle les reconnaît, ce sont bien eux. Elle envoie immédiatement le mail et la photo au commissaire. Cette fois, Adriana se sent soulagée, elle a le sentiment d’avoir été capable d’écouter son amie. Le commissaire fera des recherches, c’est son job. Peut-être devrait-elle envoyer la photo à Paul car c’est Paul qui a chargé le commissaire de l’enquête ? Non, elle doit laisser le commissaire agir.
Adriana ferme les yeux et s’adresse à Anna : Est-ce bien là tout ce que tu voulais me dire ? Ou y a-t-il autre chose ?
Personne ne lui répond, elle pose le stylo d’Agatha Christie. Elle le range dans la pochette qui contient ses papiers personnels puis elle plie soigneusement la feuille. Elle revient à la photo du groupe russe, affichée sur l’écran et elle l’enregistre. Elle la scrute et cherche Artyom. Le voilà, il est au milieu du petit groupe. Grand, svelte, c’est un bel homme âgé de trente à quarante ans. Il porte une barbe discrète et ses yeux semblent clairs. Autour de lui, ils sont quatre. Deux femmes et deux autres hommes, tous souriants. Se souvient-elle de l’un d’entre eux ? Pas vraiment… Elle n’avait pas participé à l’échange. Ne parlant pas le russe, elle n’avait pas compris ce qu’ils se disaient mais elle les avait entendu nommer Anna, Sofia. plus tard, sur le chemin du retour vers la maison d’hôtes, Anna lui avait parlé de cette méprise en s’en étonnant. Ils m’ont appelée Sofia et ils n’en démodaient pas.. Je dois avoir un sosie… Ces mots prouvent qu’à ce moment-là, Anna ignorait qu’elle avait une jumelle ou alors qu’elle lui mentait. Adriana écarte le mensonge… Non, Anna n’était pas ainsi, elle était la vérité même, elle détestait le mensonge. La date exacte, elle doit retrouver la date exacte de cette soirée.
Le mail a été envoyé le 6 août, Adriana lit le texte qui accompagnait la photo, il est en russe, elle déclenche le traducteur et prend connaissance du contenu :
Bonjour Sofia-Anna, nous sommes ravis de vous avoir rencontrée hier soir. Nous reviendrons à votre prochain spectacle, nous venons d’acheter une maison à Belle-Ile, nous adorons cet endroit.
Artyom, votre ami.
Il faut qu’elle les revoie. Comment retrouver leur maison ? Adriana ferme l’ordinateur, vérifie l’heure, cinq heures et demi. Le jour n’est pas encore levé, elle se prépare un café instantané qu’elle boit à petites gorgées car il est trop chaud, puis elle se fait couler un bain brûlant dans lequel elle fait fondre des boules savonneuses parfumées à la rose. Il est presque sept heures quand elle est prête. Elle se souvient que le petit-déjeuner est servi à partir de cette heure, elle appelle.
— Bonjour, je peux me rendre à la salle de petit-déjeuner ?
— Bonjour, nous ne servons plus dans la salle, nous n’en avons plus le droit avec les règles sanitaires imposées, mais nous apportons le plateau dans votre chambre. Que souhaitez-vous ?
— Du café avec un peu de lait froid, du pain frais, du beurre, de la confiture et un jus d’orange pressé.
— Parfait, d’ici une dizaine de minutes, je poserai le plateau devant votre porte, je frapperai pour vous prévenir. Bonne journée.
— Merci beaucoup.
Adriana se concentre sur ce qu’elle veut faire ce matin, après son petit-déjeuner. Elle dresse une courte liste :
– Échanger son vélo rouge contre un bleu.
– Voir si elle a reçu une réponse du commissaire après l’envoi de la photo.
– Rencontrer le capitaine Kervadec. Elle n’a pas de rendez-vous prévu avec lui. Elle ne l’a pas prévenu de sa venue à Belle-Ile. Elle le cherche dans ses correspondants, oui, elle a son adresse mail. Elle s’empresse de lui envoyer un message pour lui demander un rendez-vous et elle joint la photo des russes à son message.
On frappe. Elle se lève aussitôt et ouvre. Le plateau est sous ses yeux sur une table roulante, elle voit son hôtesse de dos, au bout du couloir. Elle se saisit du plateau et referme la porte.
Elle s’installe et commence le premier repas de sa journée. Elle se force à manger, elle veut retrouver de l’énergie, elle le doit à Anna. Elle a sa part à faire dans les recherches. C’est elle qui a retrouvé la photo des russes. C’est la preuve qu’elle peut apporter des informations que nulle autre personne n’est en mesure de faire. L’ordinateur klingue. Une réponse est tombée. Intriguée, Adriana repousse son plateau. Le commissaire Vétoldi lui a répondu :
Merci pour votre envoi, je me mets médiatement en relation avec le capitaine Kervadec. Lui seul pourra retrouver ces témoins. Je vais lui demander de vous joindre. N’effectuez aucune démarche sans lui en parler. Vous devez éviter de vous mettre en danger. N’oubliez pas que deux jeunes femmes sont mortes. Le ou les meurtriers peuvent supposer que vous, en tant que compagne d’Anna, détenez des renseignements qui pourraient diriger les recherches dans leur direction. Bonne journée.
Adriana a le cœur qui bat. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais pensé qu’elle pouvait être en danger… Mais oui, le commissaire Vétoldi a raison. La preuve : Cette photo, c’est elle qui a pu la retrouver et l’envoyer…
À Suivre…
Attention ! Vous ne trouverez pas la suite de ce feuilleton sur le Blog, mais vous pourrez la découvrir dans le roman qui sera publié vers le 20 décembre, sur les sites Internet.
Dimanche 22 novembre, vous pourrez lire le premier épisode du tome 2 de Maëata et Halidor, la vie sur Mars… En parallèle, si vous ne l’avez pas lu, vous pourrez aussi retrouver le tome 1, Ma vie sentimentale, Maëata et Halidor, paru en janvier 2019, sur les plateformes internet…