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ÉPISODE 13 – DE VANNES À BELLE-ILE
Pensive après sa rencontre avec le commissaire Vétoldi, Adriana descend vers le port. C’est bien ce qu’elle pensait, des taxis attendent à proximité. Elle s’engouffre dans le premier de la file.
— Quiberon-Port Maria, s’il vous plaît. Vous appliquez un forfait, je crois ?
— Ah non Madame, pas de forfait, c’est au kilomètre. Imaginez que je tombe sur un embouteillage sur la presqu’ile, j’en serais pour ma pomme. Moi, je peux pas travailler à perte et puis avec ce confinement, déjà que j’ai pas beaucoup de clients. Bon, on y va ?
— OK, on y va.
Le chauffeur de taxi n’ouvre pas la bouche du trajet. Par contre, sa conduite est efficace car une heure plus tard, ils sont arrivés. Adriana règle la note et file acheter son billet. Il est dix-sept heures trente sur l’horloge de la gare. Pas de chance, le précédent est parti depuis seulement un quart d’heure. Le prochain bateau est à dix-neuf heures trente.
La gare maritime ne comporte aucun point de vente alimentaire. Adriana en ressort et elle se dirige vers la grande rue de Quiberon. Elle va se préparer elle-même un sandwich, elle a envie de saumon fumé. Auparavant, elle doit trouver du pain noir. Elle remonte la rue qui mène au monument aux morts, il y a là une petite échoppe boulangère qui vend du bon pain noir, du vrai, un seigle intégral. Une fois où elle s’y était arrêtée, le boulanger lui a expliqué pour quelle raison peu de boulangers fabriquaient ce pain intégral. Vous voyez, notre pain, il n’est pas levé, le seigle ne lève pas, c’est pour ça que les boulangers ajoutent toujours de la farine de blé, comme ça, le pain lève.
C’est ouvert et il reste une boule de seigle qu’elle fait trancher. Munie de sa miche, Adriana revient vers la place Hoche puis elle se dirige vers le petit supermarché de la grande rue. Elle y achète des tranches de saumon fumé, des clémentines et une tablette de chocolat fourré de caramel au beurre salé. Dernier problème à résoudre : Où va-t-elle s’installer ? Hors de question de retourner dans la gare maritime, froide et impersonnelle. Sans réfléchir, elle va vers la plage, puis elle longe le bord de mer jusqu’à une placette abritée par des bosquets d’arbustes qui l’isolent de la rue. Un banc est libre, elle s’y installe avec ses provisions. Elle sort son couteau de poche, celui qui l’accompagne depuis son adolescence. Elle avait offert le même à Anna.
— On a toujours besoin d’un couteau suisse, tu vois, il sait tout faire, décapsuler, ouvrir une boîte, tirer un bouchon, couper les ongles et il est muni de ce couteau qui a une vraie lame coupante.
Elle a à l’oreille, le rire d’Anna et la remarque qui a fusé :
— Tu sais pourquoi ça s’appelle un couteau suisse ?
— Oui, je sais, à l’origine, c’était le couteau qui équipait les soldats de l’armée suisse. Certains couteaux de la marque ont une cinquantaine de fonctions. L’inventeur a donné le nom de sa mère, Victoria et il a complété par inox. Sa société s’appelait donc Victorinox et elle existe encore.
Adriana sourit. Le meurtrier lui a volé Anna, mais il ne lui a pas pris ses souvenirs. Des souvenirs merveilleux de sa vie avec Anna, elle en a des tonnes. Tout à coup, le pain lui échappe des mains. Adriana se met à trembler, une ombre glacée est passée à côté d’elle, la silhouette de son amie se dessine, elle murmure :
— Anna, Anna, c’est toi ?
Mais l’ombre ne répond pas. Adriana se frotte les yeux. A-t-elle rêvé ?
Non, son amie est là, ou plutôt son fantôme.
— Tu veux me dire quelque chose ?
Les lèvres s’ouvrent et prononcent un mot.
Adriana se concentre, qu’a-t-elle dit ? Elle a cru entendre Maman. Elle veut lui poser une question pour être sûre mais déjà elle est seule, son amie a disparu.
Elle envoie un texto à Paul Desombres :
— Suis sur le départ pour Belle-Ile. Eu la visite d’Anna qui a murmuré Maman. Il faut rechercher les circonstances de la mort des parents d’Anna, je suis certaine qu’il y a un lien avec sa mort à elle.
Quelques secondes plus tard, la réponse de Paul s’affiche :
— Suis en consultation et avec le COVID, je suis débordé. C’est fréquent de voir les proches après leur mort, ce sont des hallucinations courantes et normales. Reposez-vous bien à Belle-Ile et appelez-moi après votre retour.
— C’est comme si Anna m’avait demandé de rechercher du côté de l’accident de ses parents. Vous-même m’avez dit que ce n’était pas un accident, que leur voiture avait été trafiquée.
— Appelez-moi après 21 heures, on en parlera. A tout à l’heure.
— La bateau est à 19 h 30, je vous appellerai depuis la chambre d’hôte.
Anna range le portable, ramasse le pain, ouvre son couteau suisse et en fait jaillir la lame. Elle la fait glisser sous l’emballage transparent qui emprisonne les tranches de saumon fumé. Elle place le saumon entre deux rondelles de pain et commence à manger. C’est bon. C’est la première fois depuis la mort d’Anna qu’elle parvient à éprouver le plaisir de manger. Elle est là face à l’océan et elle déguste le poisson à la peau rosée. Alors, le bonheur serait encore possible malgré les horreurs subies ?
Elle se concentre, elle ne veut plus penser à rien d’autre qu’à son repas et au paysage devant ses yeux. La mer brillante sous le soleil déclinant, la côte de Belle-Ile devant elle, Carnac à sa gauche, des voiliers poussés par un vent tranquille, des enfants qui jouent au ballon sur la plage ; tiens, un baigneur qui sort de l’eau, puis s’essuie vigoureusement. Elle se lève, il n’a pas l’air jeune pourtant. Si elle se trouvait près de lui, elle lui dirait : Vous êtes courageux, elle doit être froide, on est en novembre. Peut-être qu’il lui répondrait, Non, elle n’est pas froide, je me baigne toute l’année, ça me maintient en forme.
Elle épluche une clémentine, la mange quartier par quartier, elle est douce et sucrée. Elle commence à ranger, elle a envie de descendre sur le sable. Ce qu’elle fait quelques minutes plus tard. Il est là tout près, l’homme, le nageur courageux. oui, il est âgé comme elle le pensait mais plus que de loin. Ses cheveux sont blancs et clairsemés, ils laissent apparente une partie de son crâne, ses yeux disparaissent sous des paupières tombantes, son cou surtout signe la vieillesse, mais son corps garde une allure dynamique. Adriana s’approche de lui :
— Bonjour Monsieur, vous êtes courageux.
— Non, ce n’est pas du courage, c’est un plaisir pour moi, j’aime nager et je le fais ici chaque jour, sauf s’il gèle, mais ici, c’est rare. Vous devriez en faire autant, vous n’avez pas bonne mine, cela vous revigorerait.
— Je ne pense pas que nager effacerait ma peine.
— À votre âge, vous parlez déjà de peine, mais alors que direz-vous plus tard ?
— J’ai perdu ma compagne, ma meilleure amie.
— Un jour viendra où vous ferez une autre rencontre.
— Jamais, je ne pourrai l’oublier, elle est morte assassinée.
L’homme ouvre la bouche, éberlué. Il la regarde et répète, incrédule :
— Assassinée ?
— Oui.
— Ah… C’est terrible, je comprends… Mes mots seront impuissants à vous réconforter, ils ne seront pas à la hauteur de votre drame. Alors, répétez-vous que c’était son heure, qu’elle est morte ainsi de cette façon horrible et inhumaine, mais qu’elle serait morte à la même heure dans son bain, dans un train, en bateau, partout où elle se serait trouvée. Cela vous apaisera. Connaissez-vous son ou sa meurtrière ?
— Non, j’espère que l’enquête permettra de le découvrir.
— Le meurtre a eu lieu près d’ici ?
— Oui, en face, à Belle-Ile, j’y retourne tout à l’heure.
— Mon pauvre petit, c’est vraiment affreux. Je souhaite de tout cœur que vous guérissiez de votre douleur. Le temps vous y aidera.
En parlant, il s’est approché d’elle et il a posé sa large main noueuse, marquée par l’âge, sur son épaule, il la tapote doucement comme on le fait à un animal domestique.
— Allons, allons, ça va aller, choisissez la vie, ne vous laissez pas entraîner avec elle dans la mort. Parfois, ce sont les morts les plus forts, il ne faut pas les suivre. Moi aussi, j’ai voulu mourir quand elle est partie. C’était l’amour de ma vie, la maladie me l’a enlevée. Je suis resté de longs mois incapable d’agir, de penser. Un matin, je me suis levé et j’ai commencé à nager. La mer m’a sauvé, elle m’a redonné l’énergie de vivre et un jour après l’autre, je suis parvenu à avoir de nouveau l’envie de vivre, de désirer, de construire des projets. Vous verrez, vous aussi, vous y parviendrez. La vie est devant vous, je suis certain que vous avez des choses à faire ici, maintenant. Voici ma carte, si vous repassez par Quiberon, venez me voir, cela me fera plaisir.
— Merci Monsieur.
Adriana a les larmes aux yeux, cet inconnu se montre si bienveillant. En ramassant ses affaires, il dit :
— Au revoir, à bientôt.
— Au revoir Monsieur, merci pour tout.
Il s’éloigne déjà et Adriana le suit des yeux. Le voilà en haut, sur la promenade, il se tourne une dernière fois vers elle et il agite son bras pour un dernier adieu. Adriana en fait autant puis elle reporte son regard vers l’océan, le soleil disparaît à l’horizon, il perd peu à peu son combat avec le jour et la lune s’est dessinée prête à lui voler la place. Les lumières artificielles jettent leurs multiples couleurs dans l’eau. Un coup d’œil à sa montre lui indique qu’il est 18 heures 45. Adriana grimpe l’escalier pour rejoindre le boulevard Chanard et tout en continuant à regarder la mer, elle prend lentement la direction de port-Maria…
À Suivre … Prochain épisode le Dimanche 15 novembre …