94 ROSES, ÉPISODE 1, LES BOUQUETS

ÉPISODE 1 : LES BOUQUETS

Photo de Bence Balla-Schottner, Unsplasj.com, 2021


DIMANCHE 28 février 2021

 

Inès Benlloch reste interdite devant la masse de roses qui viennent d’être livrées à l’agence. 

Elle balbutie : QUI ? Mais qui m’envoie ces roses ? 

Elle n’a aucune idée de son donateur. Bien sûr, elle pourrait téléphoner à l’entreprise qui a expédié les fleurs, Aquarelle, un nom superbe et très évocateur de la composition des deux bouquets car il y a deux bouquets tassés dans des vases provisoires.

Bon, elle ne va pas rester là à les contempler, elle a du boulot, elle doit revenir à sa mission en cours. Elle saisit les vases l’un après l’autre et les porte sur la table basse de la pièce qui sert de salle de réunion. Voilà, elle ne les aura plus sous les yeux, cela lui évitera d’être distraite.

Elle revient dans son bureau et se replonge dans son dossier. Une femme est venue la consulter. Amatrice de jogging, elle s’est aperçue que depuis plusieurs semaines, elle était suivie et du moins, c’est ce qu’elle pense, par le même homme. Il s’arrête quand elle s’arrête, il n’apparaît pas tout de suite au moment où elle démarre mais entre cinq à dix minutes après sa sortie de l’immeuble. Ce n’est pas qu’elle le voit,  elle le sent, elle sent sa présence. 

Les premiers jours quand ça lui arrivait, elle se retournait puis elle s’est forcée à ne plus jamais se retourner. 

Après avoir écouté la cliente, Inès a posé sa première question :

— Mais alors comment savez-vous que c’est le même homme si vous ne vérifiez pas ? 

La femme a rougi et répondu :

— Oui, je sais que c’est ridicule, c’est difficile à expliquer, croyez-moi ou non, en fait, je reconnais son pas, le rythme de ses pas. J’ai l’habitude, les personnes courent à un rythme qui est toujours le même. Cet homme a son rythme à lui que j’ai défini assez vite, en tout cas après les premiers jours où il m’a suivie. 

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— Eh bien, je souhaite que vous découvriez son identité, ensuite, je pourrai déposer plainte pour harcèlement. 

Inès Benlloch est dubitative. Elle insiste :

— Cet homme, en dehors du fait qu’il semble vous suivre, ne vous a jamais agressée ?

— Non, mais me suivre, c’est m’agresser, c’est me priver d’aller et venir librement sans me sentir surveillée. Comment expliquer qu’il soit toujours là quand je sors de chez moi ? 

— Dans le passé, avez-vous vécu une relation affective avec une personne très attachée à vous ?

— Écoutez, Madame, j’ai trente-sept ans, vous vous doutez que j’ai déjà vu le loup. 

Ah ça, ça l’énerve, Inès, qu’on parle du loup pour ce genre d’affaires, et elle trouve que c’est même ridicule ! Mais il lui faut rester professionnelle, aussi demande-t-elle :

— Je vous parle d’une relation qui aurait duré plus d’un an par exemple et dont vous, vous seriez détachée mais pas votre partenaire. Un homme qui ne voulait pas se séparer, qui disait qu’il vous aimait, ne voulait pas vous perdre ? 

— Oui, peut-être, le premier de la série. J’avais dix-neuf ans, c’était un garçon qui était étudiant à la fac’ avec moi. On a eu une liaison qui a duré deux ans. Il voulait qu’on se marie mais moi j’ai refusé. Je ne voulais pas entraver ma vie avec un mariage précoce et puis c’était le premier, je refusais de m’engager avant d’en avoir connu d’autres.

— Vous savez ce qu’il est devenu ?

— Non, après ma rupture, je ne tenais pas à rester en contact avec lui.

— Le reconnaîtriez-vous si vous le croisiez ? 

— Je ne suis pas certaine, en seize ans, il a dû changer. 

Inès sourit intérieurement, ne reconnaîtrait-elle pas son pas ? Elle hésite à dire tout haut ce qu’elle vient de penser, puis elle présente un peu différemment sa question :

— À l’époque où vous fréquentiez ce garçon, est-ce que vous couriez déjà ? 

— Bien sûr ! Non seulement, je m’entraînais mais je participais à des semi-marathons. 

— Et lui ?

— Lui, quoi ?

— Courait-il ? Votre ami courait-il

— Non, pas du tout, ce garçon était un pur intello. Toujours à bosser. Il voulait réussir, il était étudiant en même temps à la fac’ et à Sciences Po Paris. 

— Vous savez ce qu’il est devenu ?

La cliente sourit, ses yeux pétillent d’amusement. Cela la métamorphose brutalement et Inès a un peu de mal à passer de la femme plaintive et voûtée qu’elle a accueillie dans son bureau à la femme qu’elle a en face d’elle. Elle s’explique :

— Oui, j’ai eu de ses nouvelles par les médias. Il est actuellement ministre.

Allons bon, de plus en plus impossible…

— Dans ces conditions, cela paraîtrait difficile que ce soit lui qui vous suive.

— Je ne sais pas si c’est lui, mais avec sa position, il doit avoir les moyens de me faire suivre par un des sbires chargé de le protéger. 

— Dans quel but agirait-il ainsi ? 

— Dans le but de me surveiller. 

Hum, difficile à croire. Inès Benlloch n’est pas convaincue, mais elle demande, consciencieuse :

— Avez-vous gardé une photographie de cet ami ? 

— Oui, je dois avoir ça, mais il a sans doute beaucoup changé.

— Si vous dites qu’il est actuellement ministre, c’est assez facile d’avoir sa photo actuelle. 

— C’est vrai, mais  je trouve que c’est bizarre, il ne ressemble pas du tout à cet homme qui est ministre et pourtant il porte le même nom. A vrai dire, c’est peut-être seulement une homonymie. 

— Bien, donnez-moi son nom, je vais voir ce que je peux faire puis vous m’apporterez les photos.

— Il s’appelle Donatien Donato. Je le surnommais DD, à l’époque de notre liaison.

— Ce n’est pas un prénom courant, Donatien… Bizarre de la part de ses parents de lui avoir donné un prénom comme celui-ci alors qu’ils s’appelaient Donato…À l’époque, avez-vous été au courant d’un méfait qu’il aurait commis, d’une habitude qu’il n’aimerait pas que les médias apprennent ? Pourrait-il craindre que vous ne révéliez quelque chose qui pourrait lui nuire ?

— Non… Non, je ne crois pas mais je peux y réfléchir. 

— Nous en reparlerons lors de notre prochain rendez-vous. Je vous enverrai votre devis.  Voici ma carte, vous avez la vôtre ? J’aurais besoin de votre adresse mail. 

Laurence Devieille tend sa carte de visite.

— Merci.

Inès Benlloch se lève et accompagne sa visiteuse à la porte du bureau. Une fois celle-ci sortie, Inès se précipite sur le balcon, ce qui lui permet de voir la jeune femme s’éloigner d’un pas rapide sur le trottoir de la rue Rostropovitch, mais ce qui l’intrigue, c’est qu’elle a de nouveau ce dos voûté…  

Elle murmure : Elle porte quelque chose de trop lourd pour elle. Elle s’est redressée quand elle a pensé à ce qu’il était devenu, il est Ministre… Inès Benlloch tape immédiatement le nom de l’ancien ami de sa cliente : Donatien Donato. Elle découvre sa fonction : Il est Ministre de l’Enseignement supérieur

Elle regarde un long moment la photo du jeune Ministre. Brun, les cheveux courts, un visage aux pommettes bien dessinées, une bouche charnue aux contours si précis qu’on jurerait qu’il a glissé un bâton de rouge sur ses lèvres pulpeuses. Alors voilà une grande différence avec son commissaire. Jamais le commissaire Vétoldi ne recourrait à ce genre de subterfuge… Ses yeux noirs brillent, son charme est certain, on pourrait presque le croire frère du commissaire Vétoldi… Mais le commissaire a en plus de cet homme, du velours dans les yeux… L’éclat de son regard noir ressemble à du tissu en velours de soie, il est chatoyant… 

Inès ! Reprends-toi, tu n’es quand même pas amoureuse de ton futur ex-patron ? D’ailleurs, quand vient-il ? Il me semble que la dernière fois que je l’ai eu au téléphone, il m’a parlé d’un voyage à Paris et qu’évidemment il passerait me dire bonjour pour étudier avec moi les affaires en cours… Inès pousse un soupir à fendre l’âme, elle doit s’interdire de tomber amoureuse et ce pour deux raisons. Raison une, c’est son boss et un sentiment entre eux lui ferait courir le risque de perdre son job à terme en cas de rupture si toutefois…

Deuxième obstacle, il a une amie…

Conclusion, Il est beau, il est charmant, il a plein de qualités mais elle doit s’interdire de tomber amoureuse de lui. Pour commencer sa cure de désintoxication, elle éteint Internet et le visage du jeune Ministre disparaît.

N’empêche que si j’avais un mec comme ça avec moi, je ne le laisserais pas tomber… À moins qu’il n’ait commis quelque chose de très grave… Eh oui, justement, c’est l’idée qu’elle a eue tout à l’heure et qu’elle lui a soumis. 

Wait and see… Voilà la devise qu’elle va s’appliquer à elle-même dans cette affaire… Elle va attendre que sa cliente soit revenue avec la réponse à ses questions avant de lancer des recherches…

 

À Suivre … Prochain épisode le Dimanche 6 Mars 2021…