Épisode 7 – L’enquête démarre Rue Blomet
Une experte de la police scientifique en action, Photo ONISEP |
Après le départ du commissaire Aghilas, Denise Frette s’assoit sur l’unique fauteuil de la loge, en face de la télévision, celui sur lequel elle passe toutes ses soirées. Elle se sent incapable d’entreprendre quoi que ce soit. Pourtant, le facteur est passé, elle devrait trier le courrier, commencer le ménage de l’escalier, nettoyer le hall d’autant plus qu’avec tous ces gens qui sont passés, il y a les traces noires de leurs chaussures.
Mais elle ne bouge pas. Le téléphone sonne, elle décroche.
— Bonjour Madame Frette, c’est Leonora Quesado. Vous avez donné mes coordonnées au commissaire ou pas ?
— Ah non, je ne l’ai pas fait, je n’y ai même pas pensé. Je suis bouleversée, je n’ai rien pu faire de ce matin depuis que je l’ai découverte quand je suis montée chez Madame Devieille avec la police. Vous ne pouvez pas imaginer, la pauvre femme, la tête dans son sang… l’horreur…
— Je comprends, faites-vous aider, voyez un psy, c’est utile dans votre cas.
— Un psy… C’est vraiment la dernière personne que je verrais, je penserais trop à Madame Devieille qui faisait ce métier-là.
— Je reviens au sujet dont je vous parlais, vous me dites que n’avez pas donné mes coordonnées au commissaire ?
— Non, je n’y ai pas pensé.
Tout en parlant, Denise Frette sort la carte de visite de sa poche.
— Vous voulez que je le fasse ? Il est revenu dans l’immeuble, je crois qu’ils interrogent les voisins.
— Non, donnez-moi plutôt son nom, je vais l’appeler moi-même, ce sera plus simple, il faut que je lui explique pourquoi je me trouvais sur place.
— Il s’appelle Commissaire Ali Aghilas, il m’a laissé sa carte au cas où j’aurais quelque chose à ajouter que j’aurais pas pensé à lui dire. Vous voulez que je vous texte son portable ?
— Oui, bonne idée, merci.
— OK, je le fais de suite.
Denise Frette recopie le numéro et l’envoie.
— Bien reçu, à bientôt.
À bientôt, à bientôt… S’il y a bien une personne que Denise Frette n’a pas envie de revoir, c’est bien cette petite Madame Quesado… qui lui a amené la poisse… Denise Frette travaille comme gardienne depuis dix-sept ans et c’est la première fois qu’un tel drame se déroule dans son immeuble… Brutalement, les propos tenus par la gardienne qui l’a précédée, au moment de son départ, lui reviennent en mémoire : J’espère que vous n’aurez pas à subir ce que j’ai subi…
Elle n’a jamais su à quel évènement elle faisait allusion. Pourtant, à plusieurs reprises, certains des plus anciens occupants de l’immeuble ont évoqué un drame qui se serait passé autrefois dans l’immeuble. Elle, depuis qu’elle est là, Denise Frette n’a eu que des cambriolages, mais il est vrai qu’ils ont été nombreux, mais comme dans tout le quartier. Au fil des années, les occupants ont changé et quand elle y réfléchit, Denise Frette se demande s’il y a encore des habitants qui étaient dans l’immeuble quand elle a pris son poste. Elle se lève de son fauteuil et consulte la liste des habitants. Si, il en reste un, Monsieur Depla… quelque chose, il a un nom très long, très compliqué, aussi elle l’appelle Monsieur Maurice, Maurice, c’est son prénom. Il vit dans une chambre de service au septième étage.
D’ailleurs, ce nom lui va bien parce que justement, il vient de l’île Maurice. Le pauvre, c’est sûr que le commissaire va aller l’interroger, le pauvre homme et il sera incapable de se défendre. Il travaille pour une société d’entretien. Le matin, il quitte l’immeuble à quatre heures et il se rend à pied à son premier bureau à nettoyer parce qu’à cette heure-là, il n’y a pas encore de métro. Il repasse trois heures et demie plus tard chez lui. Ensuite, il assure le ménage de plusieurs immeubles, un de ses collègues passe le chercher avec sa voiture de service. Le soir, il passe chez le coiffeur à côté après la fermeture. Il lui a expliqué que ça, il le gardait pour lui, parce tout ce qu’il gagne, il l’envoie à sa famille restée là-bas, tellement loin. Il y va tous les deux ans, mais cette année avec le COVID, il ne sait pas s’il pourra revoir sa famille. Denise Frette se demande quel âge il a. Elle reste sur son interrogation car on a sonné à la loge. Elle ouvre la porte, c’est le commissaire Aghilas :
— Je peux vous parler ?
— Oui, entrez donc, vous voulez un café ?
— Pourquoi pas ? Merci.
Le commissaire attend que la gardienne en ait terminé avec la cafetière puis une fois servi, il demande :
— Dites-moi, Madame Frette, une jeune femme, Leonora Quesado m’a téléphoné pour me dire que ce matin, elle avait rendez-vous avec Madame Devieille. Elle m’a aussi dit qu’elle vous avait prévenue du fait que Madame Devieille avec laquelle elle avait rendez-vous ne s’était pas présentée. Cela confirme vos propos. Elle dit aussi qu’elle vous a remis sa carte, est-ce vrai ?
— Oui, c’est vrai, la voici.
— Bien, donc elle dit la vérité. Comment se fait-il que vous ne m’en ayez pas parlé ?
— J’étais bouleversée, je n’y ai plus pensé. Elle m’a appelée tout à l’heure, ça m’est revenu, je lui ai transmis votre numéro de portable parce quand elle a su que je ne vous avais pas parlé d’elle, elle voulait vous téléphoner.
— Bon, écoutez, apparemment elle ne connaissait même pas la victime, du moins, si je la crois. Je voudrais faire le point des habitants de l’immeuble avec vous. Nous avons réussi à en rencontrer certains mais beaucoup étaient partis travailler. Dommage que les premiers policiers n’aient pas pensé à interdire toute sortie de l’immeuble, mais bon, on fera avec. Prenons les étages les uns après les autres. Septième étage, en fait, si j’ai bien compris, certaines des chambres sont occupées par des étudiants ?
— Oui, il y a huit chambres mais seulement quatre sont habitées. À part Monsieur Maurice, les trois autres sont loués ou prêtées à des étudiants. Vous les avez peut-être vus parce qu’ils ne bougent pas beaucoup de chez eux depuis ces derniers mois avec le COVID. Ils suivent leur cours par internet et ils ne travaillent pas, sauf des gardes d’enfants. D’ailleurs, Kevin, qui vit dans la chambre voisine de celle de Monsieur Maurice, surveille les enfants du quatrième chaque matin.
— À quelle heure commence-t-il le matin ?
— Il descend à six heures et demie, il aide les enfants à se préparer, il leur fait prendre le petit-déjeuner, puis il les accompagne à l’école. Ils sont trois enfants entre trois et sept ans.
— Comment se fait-il que la mère parte si tôt ?
— Elle ne part pas, c’est à cause du décalage horaire. Son employeur est à l’étranger, je crois qu’elle travaille pendant une grande partie de la nuit et elle n’est pas disponible pour les accompagner à l’école.
— Intéressant…Elle n’a pas répondu quand nous avons sonné.
— Elle est peut-être tout simplement partie faire une course.
— Je ne pense pas, depuis que j’ai pris les choses en mains, les allées et venues sont contrôlées, un policier filtre les entrées et les sorties et il ne laisse passer que les personnes déjà interrogées. Bon, reprenons, j’ai vu les deux autres étudiants, deux jeunes femmes, Adeline Joyeux et Soraya Belibar. Je n’en ai rien tiré, elles n’ont même pas l’air de connaître leurs voisins.
— Ils se fréquentent entre eux, on les entend écouter de la musique et rire. Ça fait du bien d’entendre les jeunes rire, mais parfois, les voisins se plaignent du bruit qu’ils font. C’est souvent qu’on m’appelle à ce sujet.
— Les deux jeunes femmes n’auraient rien entendu, elles disent qu’elles dormaient encore à sept heures. Elles ne se seraient réveillées qu’après la venue des policiers que vous avez accompagnés au quatrième. Ensuite, au sixième étage, il y a deux appartements, j’ai rencontré le couple qui vit dans l’appartement, du côté droit de l’ascenseur. Monsieur Devin et Madame Joseph. Ils sont juste au-dessus de l’appartement de Madame Devieille et malgré cela, eux non plus n’auraient rien entendu. Je trouve ça bizarre, car dans ce genre d’immeuble, les bruits passent par les tuyaux de chauffage. Il n’y avait personne dans l’appartement voisin, j’ai laissé une convocation.
— Ah, oui, en effet, ils ne sont pas là ces temps-ci, ils sont partis vivre dans le sud à cause du confinement, je réexpédie leur courrier.
— D’accord, vous me donnerez leur adresse.
— Je vous la donne de suite. La voilà. Ils sont à Sanary, 9 boulevard de la Plage, normalement, c’est leur maison de vacances, mais comme ils sont tous les deux en télé-travail, ils ont préféré vivre là-bas.
— Merci, passons au troisième étage. À gauche, un couple âgé à la retraite, les Durand, je les ai vus, ils n’ont rien entendu. Par contre, ils ont dit qu’ils étaient dérangés par la profession de leur voisine, c’est tout juste s’ils ne se sont pas réjouis de sa disparition, ils ont dit que cela ne les étonnait pas qu’elle soit morte de cette façon, avec les clients qu’elle reçoit et ils m’ont conseillé d’éplucher la liste de ses patients. Les occupants de l’autre appartement ne répondaient pas.
— Cet appartement est en vente, il est vide.
— C’est curieux, vous en êtes certaine ? J’ai cru apercevoir de la lumière sous la porte palière, quand la lumière du palier s’est éteinte. Vous auriez la clé ?
— Oui, bien sûr que j’ai la clé, c’est le défilé des visiteurs et c’est moi qui remets la clé aux agences autorisées par les propriétaires.
— Ils ont quitté leur appartement depuis longtemps ?
— Ils sont partis vivre à l’étranger il y a six mois environ, ils ont du mal à vendre. Les visites n’étaient pas autorisées.
— Vous acceptez de venir avec moi ?
— Oui.
Denise Frette attrape la clé du troisième gauche ascenseur. Ils montent et entrent dans l’appartement. L’entrée est plongée dans l’obscurité, le commissaire Aghilas allume son portable et il appuie sur l’interrupteur. La lumière jaillit. Le commissaire ouvre la porte, c’est la pièce principale. Le commissaire demande :
— Est-ce normal que les volets soient ouverts ?
— Non, mais l’agence qui a fait visiter hier a dû oublier.
— Vous me communiquerez ses coordonnées ?
— D’accord, de mémoire, la dernière qui est passée, c’était hier matin, l’agence Magenta.
Ils arrivent dans la cuisine. Une tasse repose sur le tapis de l’évier. Le commissaire enfile un gant et la retourne, elle n’est pas sèche.
— Une personne est venue, s’il s’agissait d’une personne de l’agence, elle serait sèche depuis hier matin, donc, quelqu’un est passé. Allons dans les chambres.
L’appartement comprend deux chambres et un petit bureau. Rien d’anormal dans la première chambre, par contre, une odeur que le commissaire connaît bien règne dans la deuxième chambre.
— Quelqu’un est venu ici et a fumé dans cette pièce. Je doute que ce soit une personne de l’agence. Bien, n’entrez pas, je vais appeler les techniciens pour qu’ils passent la pièce au peigne fin.
Le commissaire appelle le service scientifique pour les prévenir, il leur indique que la clé leur sera remise à la loge. Ensuite, il redescend, accompagnée par Madame Frette.
— Merci Madame Frette pour votre aide, vous remettrez la clé au technicien qui va venir. Je vais retrouver mon adjoint.
Il monte au second et retrouve son jeune inspecteur sur le palier.
— Où en es-tu ?
— J’ai interrogé les occupants. En fait, il n’y a qu’un seul appartement avec deux portes palières, car les deux appartements ont été réunis. Il y a là une famille nombreuse, la mère est au foyer, le père est absent, il est militaire et se trouve au Mali actuellement. Elle s’est réveillée en sursaut vers quatre heures, après avoir entendu un bruit bizarre, elle a fait le tour de l’appartement, les enfants dormaient, tout allait bien. Elle a entendu des bruits de pas, il lui a semblé qu’une dispute avait éclaté au-dessus de sa tête, donc au troisième. Ensuite, une porte a claqué, une personne est descendue. Elle a allumé, elle est allée boire un verre d’eau mais plus rien d’anormal ne s’est passé. Elle s’est recouchée et s’est rendormie. Ensuite, comme d’habitude, elle a préparé ses enfants et ils sont partis pour l’école ou le collège selon leur âge.
— Enfin une personne qui a entendu quelque chose ! Tu es allé au premier étage ?
— Non, pas encore. On y va ensemble ?
— D’accord.
Ils sonnent sur le côté gauche, un homme âgé s’adresse à eux à travers la porte.
— Oui, qui êtes-vous ?
— Police, nous enquêtons sur le crime du quatrième.
La porte s’entrouvre, Monsieur Yvon a laissé la chaînette accrochée :
— Montrez-moi vos cartes de police.
Les deux policiers s’exécutent.
— Bien, merci. Je m’excuse mais on m’a déjà fait le coup de la police et ils ont volé tous les bijoux de mon épouse.
Il ôte la chaînette mais une fois qu’ils sont dans l’entrée de son appartement, il dit :
— Je ne peux rien vous dire, je n’ai rien entendu, en plus je prends un somnifère pour dormir.
— Connaissiez-vous la victime ?
— Comme les autres habitants de l’immeuble, ni plus ni moins. Bonjour, bonsoir… Toujours aimable mais elle travaillait beaucoup, elle recevait tôt le matin et tard le soir.
Pourtant le matin, elle ne travaillait pas, elle s’entraînait pour la course. On en avait causé une fois. Je lui avais dit que dans ma jeunesse, j’avais couru le marathon de New York et elle m’avait répondu que c’était son rêve. Du coup, une fois je lui ai montré ma photo de ce temps-là, je portais le dossard 42.
Monsieur Yvon sourit à ce souvenir. Il ajoute :
— Voilà, je ne peux rien vous dire d’autre.
— Et votre épouse, elle connaissait la victime ?
— Oh non, encore moins que moi, mon épouse part tôt le matin, elle est vendeuse en boulangerie et c’est elle qui fait l’ouverture, elle y va pour six heures et demie. C’est tout près d’ici, sur le boulevard de Vaugirard. Elle rentre vers quinze heures après le rush du midi.
— Bien, vous connaissez vos voisins du premier ?
— Non, ils ne sont jamais là depuis le COVID. Avant, ils venaient régulièrement à Paris mais là, ils sont coincés à Londres, ce sont des Anglais qui sont propriétaires. On va peut-être les revoir bientôt avec la réouverture de la frontière.
— Je vous remercie, Monsieur Yvon. Je vous laisse ma carte au cas où une information vous revenait. Vous demanderez à votre épouse de me téléphoner, je me mettrais d’accord avec elle pour qu’elle vienne déposer au commissariat.
— D’accord, mais elle va râler, en m’engueulant parce que je ne vous aurais pas dit qu’elle ne savait rien.
— Ne vous inquiétez pas, je lui expliquerai.
Le commissaire Aghilas et l’inspecteur Sauvagnac se retrouvent dans le hall.
— Bon, Louis, tu rentres au Bastion, je vais attendre les techniciens pour les accompagner à l’appartement du troisième étage. Une personne y est venue cette nuit, ils vont effectuer des relevés. Prends la voiture, ils me déposeront quelque part.
— Très bien commissaire, à plus tard.
L’inspecteur Louis Savagnac prend le chemin de retour avec la voiture de police. Il se sent fier et heureux. Ce jour est à marquer d’une pierre blanche, il s’est rendu pour la première fois sur une scène de crime, depuis qu’il a été nommé au Bastion, le successeur du célèbre Quai des Orfèvres…
À Suivre… Prochain épisode le Dimanche 30 Mai